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Les lumières à l'ère numérique, note de lecture
Voici un résumé de l'ouvrage Les lumières à l'ère numérique, un ouvrage collectif rédigé sous la direction de Gérald Bronner, professeur à la Sorbonne, membre de l'Académie des technologies et de l'Académie nationale de médecine. Il est le fruit d'un travail mené par 14 experts à la demande du président de la République. Le rapport a été remis en janvier 2022. Le livre est paru aux Presses Universitaires de France en juillet 2022.
Une entrée en matière sur le thème des infox et sur la question de l'esprit critique
Un des moteurs de la désinformation est le profit (la publicité programmatique constitue une source de revenus importante pour les artisans de la désinformation). Un autre est la compétition stratégique (le contexte géopolitique mondial).
Il est des chiffres qui donnent le tournis. Par exemple, sur YouTube, 120 000 ans de temps de vidéos sont visionnés chaque jour. Parmi elles, 70% spont regardées en raison de la recommandation de l'intelligence artificielle de la plateforme.
L'objectif de la commission est de travailler sur les perturbations de la vie démocratique liées à certains usages modernes de l'internet.
Gardons en tête que "Internet est un formidable progrès qui permet la circulation de la connaissance à une rapidité et dans des proportions inédites, tout comme il rend possible l'échange public entre citoyens en transcendant les distances géographiques" (p. 47).
Chapitre 1 sur les mécanismes psychosociaux de la désinformation
Ce chapitre fait part de plusieurs résultats d'études comportementales d'internautes.
Plus on se fie à ses intuitions et plus on baisse la vigilance sur la véracité des informations. Et plus on est réactif et plus on a tendance à partager. En cumulant les deux comportements, on saisit bien comment du faux peut se diffuser.
Une parade donc : la vigilance cognitive et y réfléchir à sept fois avant de partager. Regardez d'ailleur la fenêtre de Twitter quand on est inclin à partager un contenu que l'on n'a pas lu. Intéressant !
Chapitre 2 sur les logiques algorithmiques
La compétition fait rage pour attirer l'attention. Le pouvoir d'orienter des choix soulève d'importantes questions sociales, éthique et politiques. Sans forcément explicitement le vouloir, nous appartenons à des "communautés épistémiques" au sein desquels émergent des consensus illusoires.
Chapitre 3 sur l'économie des infox
Arrêtons-nous sur le fonctionnement publicitaire, via la "publicité programmatique".
"Les annonceurs achètent de l'espace publicitaire de manière automatisée tout en ciblant les utilisateurs en fonction de leurs centres d'intérêt, âge, genre, localisation géographique. Ces critères sont induits algorithmiquement grâce aux données personnelles et traces numériques laissées par les utilisateurs lors de leurs navigations en ligne" pouvons-nous lire aux pages 85-86. Et poursuivons : ces campagnes "s'appuient sur des méthodes d'achat de prestations en temps réels sur des espaces non garantis, notamment par des mécanismes d'enchères, pour lesquelles les critères déterminant de l'achat sont le profil de l'internaute et l'optimisation de la performance du message" (extrait du décret du 9/2/2017 relatif aux prestations de publicité digitale).
Il y a un problème : c'est que ces annonces programmatiques se retrouvent depuis plusieurs années sur sur des sites propageant des contenus haineux, ce qui leur procure des ressources financières.
En 2021 est né un label "Publicité responsable dans les médias". C'est encourageant.
Chapitre 4 sur les ingérences et influences étrangères
Ce chapitre traite notamment du fait que les guerres sont aussi largement des guerres informationnelles.
Chapitre 5 intitulé Droit et numérique
Rappelons l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 affirme : "La libre communication des pensées et des oppinions est un droit les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi".
Et l'article 27 de la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse : "La publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler" est sanctionnable.
Nous avons un cadre bien fixé depuis longtemps, et une loi de 1881 qui est toujours bien robuste. Le rapport va plus loin en proposant une obligation de modération des contenus aux plateformes. Il faudrait créer un mécanisme de saisine et un organe d'expertise indépendant.
Le chapitre 6 concerne l'école et s'intitule Une opportunité démocratique : développer l'esprit critique et l'Education aux médias et à l'information (EMI)
Voici un exemple de recommandation : "Solliciter les enseignants pour qu'ils recensent les aspects des programmes les plus contrintuitifs pour les elèves et les erreurs les plus fréquentes qui en découlent, notamment en termes de raisonnement" (p. 139). Un exemple d'erreur fréquente est la confusion entre corrélatrion et causalité. Les occasions pédagogiques d'expliquer cette distinction ne manquent pas. L'idée là est de renforcer le "système immunitaire intellectuel" (p. 141). Je relève la formule.
De manière complémentaire, il convient d'améliorer l'éducation aux médias et à l'information. A noter que l'EMI est inscrite dans la loi d'orientation et de porgrammation pour la refondation de l'école de la République du 8 juillet 2013 et constitue un élément du "parcours citoyen" des élèves. L'EMI est souvent assuré par les professeurs d'histoire-géographie, par les documentalistes, par les professeurs de technologie aussi.
Relevons une place importante de l'EMI dans les écoles de journalisme.
Des associations, notamment dans l'éducation populaire, sont aussi très actives.
Notons aussi que certaines fondations de grandes entreprises (GAFA, Fondation EDF et l'association AXA Assurance) participent au financement d'actions éducatives en matière d'EMI.
Le livre se termine sur une série de recommandations. En voici
- "Lutter contre les biais de popularité : Permettre aux utilisateurs de mieux se représenter l'état du réseau et la prévalence réelle des opinions en désactivant par défaut les métriques de popularité et d'éditorialisation algorithmique, et en mettant en avant des métriques permettant de juger de la qualité épistémique des contenus (historique de partage notamment)." (reco 3)
- "Responsabiliser les influenceurs : Encourager une modération accrue des influenceurs par les plateformes afin de les responsabiliser." (reco 4)
- "Prévenir le risque de sur-modération : Se prémunir contre le risque de sur-modération en analysant plus finement les signalements d'utilisateurs (signalement en essaim)" (reco 7)
- "Responsabiliser les acteurs de la publicité programmatique : ... Envisager une obligation pour les entreprises engagées dans une démarche RSE à réaliser un audit indépendant annuel complet de leurs campagnes publicitaires programmatiques permettant de dresser une liste complète des adresses web (url) des sites sur lesquels ces campagnes sont diffusées, et à diffuser publiquement cette liste...
Recommander aux sites de presse généraliste de bannir de leurs espaces publicitaires les liens sponsorisés renvoyant vers des sites pièges-à-clics de désinformation" (reco 8)
- "Introduire un nouvel article dans la loi sur la confiance dans l'économie numérique" : sur responsabilité civile liée à la publication d'informations que l'on sait inexacte (en complément de l'article 27 de la loi d 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, article 27 qui porte sur des actions pénales en cas de diffusion publique de fausses nouvelles) (reco 18)
- "Exiger des plateformes qu'elles ouvrent aux chercheurs l'accès à leurs données : veiller à ce que, dans le DSA (Digital Services Act, la loi sur les services numériques de l'Union européenne), les modalités entourant l'obligation pour les plateformes d'accéder à leurs données forment un cadre optimal permettant aux chercheurs de procéder à des recherches contribuant à la compréhension des risques systémiques (dont fait partie la désinformation) dans les meilleures conditions" (reco 20)
- "Créer un régime de co-régulation entre plateformes, régulateurs, et société civile dans le cadre du DSA" (reco 23)
- Faire du développement de l'esprit critique et de l'EMI (Education aux Médias et à l'Information) une grand cause nationale" (reco 26)
- "Développer la formation à l'esprit critique et à l'EMI dans la société civile" (reco 29)
- "Saisir le Comité national pilote d'éthique du numérique de la question des mondes numériques et de la réalité virtuelle et augmentée : l'immersion croissante des utilisateurs dans des mondes numériques où la distinction entre le réel et le virtuel s'efface progressivement peut entraîner des risques éthiques. Le projet de Métavers annoncé par Meta (ex-Facebook) ou le projet de Metaverse Seoul pourraient accélérer ce phénomène. Une première réflexion au niveau national pourrait conduire à la constitution d'un groupe international multi-acteurs pour prévoir un encadrement éthique au développement de ces environnements numériques." (reco 30)
En conclusion
Ne jetons pas le bébé avec l'eau du bain surtout.
Le bébé c'est internet. Notons des initiatives vraiment bonnes : Tela Botanica par exemple, qui permet de mise en réseau de dizaine de milliers de botanistes (cité p. 156), le jeu Foldit, qui propose de résoudre des énigmes scientifiques par l'exploration collective de possibles (cité p. 157), des pistes de revitalisation de la vie démocratique sont réelles, comme comme le montre une expérimentation à Taïwan (cité p. 158). Lê Nguyên Hoang, chercheur en informatique et vulgarisateur scientifique à l'Ecole polytechnique à l'école fédérale de Lausanne, propose de développer un algorithme vertueux qui suggérerait des recommandations - des vidéos par exemple - en intégrantune évaluation collective de la pertinence et de l'utilité d'un contenu (cité p. 204).
Ce livre est riche de références sur le web moderne et intéressera tout chercheur et citoyen d'en découvrir les arcanes. La bibliographie est indiquée chapitre par chapitre en fin d'ouvrage.
Il positionne 30 recommandations sur une carte des acteurs représentés en trois cercles : le secteur public, le secteur privé et la société civile (cette carte se situe à la p. 163 de l'ouvrage).
Note de lecture écrite par Rosario, le 6 février 2023
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