"Une minute de danse par jour", mémoire du corps et mémoire numérique

La danseuse Nadia Vadori-Gauthier danse tous les jours une minute et ce depuis les attentats de 2015, "C'est ma façon de manifester pour une poésie en acte, une poésie du quotidien et des interstices, un vivre ensemble selon d'autres modes que ceux que régissent les codes et catégories de toutes sortes" (extrait de Danser Résister, paru chez Textuel en 2018, p. 7). Son initiative s'appelle "Une minute de danse par jour".

Dans un paragraphe très joliment intitulé "Pointes de présent et cristaux de mémoire, une archive dansée du quotidien", elle met l'accent sur l'engagement physique dans le présent chaque jour et sur la mémoire. C'est ce que nous développons dans ce qui suit.

"Des pointes de présent"

Nadia Vadori-Gauthier explique que sa danse est chaque jour pensée comme une prise dans le cours banal des choses. Tout le corps est engagé dans le mouvement et dans les relations. La danse "se connecte à un champ vibratoire de la matière et de la perception" précise-t-elle. Le mouvement du corps et de l'esprit dansant évoluent à l'opposé de la fixité de la représentation qui est le mode dominante dans nos sociétés contemporaines occidentales. Le geste se joue dans le présent et est le contraire de la mémoire ou de l'archive. Cela permet du surgissement, de la surprise et de la puissance d'oubli. Songeons à la formule vivre le présent, dans les deux sens du mot présent ! Ainsi elle écrit "Cette danse est paradoxalement à la fois tissée dans le cours des choses, inextricablement interconnectée au réel actuel, et à la fois extraite du couts des choses." Et un peu plus tard : "Il me semble que je danse, que je porte l'instant à incandescence et puis qu'il n'en reste rien". Rien ? Non !

"En réalité, se constituent des cristaux de mémoire"

La mémoire du corps est puissante. "De mon expérience éphémère, mon corps garde des traces persistantes ou partielles". Songeons à un geste que nous avons appris, à une sensation qui s'est gravée à jamais en nous, songeons aux madeleines de nos vies. Le corps crée sa mémoire. Le corps garde des traces somatiques, un mélange de traces kinesthésiques, perceptives et émotionnelles. Cette mémoire n'est pas linéaire. Il y a des moments qui ressortent tels des cristaux et d'autres qui sont oubliés. Ainsi la mémoire du corps est-elle trouée et faite de "cristaux de temps".

Chaque danse est enregistrée, il y a aussi une mémoire numérique

Chaque danse de chaque jour que danse Nadia Vadori-Gauthier est enregistrée, plutôt plusieurs fois qu'une. Il y a une mémorisation régulière des minutes filmées en plan fixe. Chaque jour, sur les réseaux sociaux, on peut voir une danse. J'ai parlé notamment de cette page Facebook Une minute de danse par jour dans un précédent billet sur l'habitabilité. L'image qui vient à l'artiste pour parler de cette mémoire numérique est celle de l'herbier : "chaque danse, comme une fleur est prélevée sur le vivant, arrachée à la vie". D'un côté le geste artistique "pointe de présent", de l'autre, la trace numérique, les traces numériques au fil du temps classées.

"et comme dans un bouquet, sa vie s'intensifie intensément."

Ainsi se poursuit la dernière phrase citée. La mémoire du corps et la mémoire numérique "forment comme un hologramme virtuel qui peut activer spontanément une mémoire somatique-kinesthésique-sensitive-émotionnelle". Songeons à des moments où c'est en baguenaudant dans nos armoires numériques que ressurgissent en nous des gestes qui s'actualisent dans le présent. Nadia Vadori-Gautier active l'écart différentiel entre le "cristal de temps" et l'image numérique dans de nouvelles danses. Elle vit des expérience de "mémoire recréée dans l'instant".

Leçon pour notre histoire du temps présent

Tentons de suivre ses pas dans notre histoire du temps présent fait d'une sorte d'excroissance de l'immobilité et de la vie passée devant des écrans comme jamais. Songeons à cette intensification, à cette importance des corps en mouvement sans lequel l'intensification de la mémoire ne peut se faire assez, faute de suffisemment de "cristaux de temps" justement. C'est qu'il semble falloir un subtil équilibres en les mémoires pour faire émerger de nouveaux présents. Partons chercher des "cristaux de temps".

 

Note de lecture écrite par Rosario, le 15 avril 2021

La photo qui illustre ce grignotage est une photo du livre Danser, résister, ouvert aux pages 100-101.

 


Qu'en dites vous ?